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Le Cycle des Destinées: Livre V - Tome I

Source : Mondes Persistants - par Iodrigar Iavas, proposé par Imrahil.

« Livre V - Karl Zauberkünstler

1ère Partie


Chapitre 1 - Voyage dans les Montagnes Grises.

Nikolaus abaissa son foulard et cracha impunément sur la route. Cette maudite route. La neige disparut en un crissement sinistre.

"Pourquoi s'arrête-t-on?" demanda-t-il de sa voix rauque après une brève série de jurons. L'acide que ses glandes salivaires sécrétaient depuis désormais plus de trois ans attaquait lentement mais inexorablement ses cordes vocales, et ce malgré leur incroyable résistance.

Il n'y eut pas de réponse.

Eldilad lui lança un regard à la fois mauvais et hautain. Le mercenaire elfe noir n'aimait pas les humains. Et surtout pas celui-là. Il tira sur les rênes de sa monture et retourna son attention vers la tête du groupe.

Karl Zauberkünstler et Valdrigar étaient descendu de cheval et étudiaient la vallée qui s'étendait sous leurs yeux. Morga se tenait tout près d'eux mais n'avait pas mis pied à terre. Elle consultait encore un de ses grimoires, attentive aux spéculations des chefs de groupe. Eldilad se rapprocha de Morina:

"Il se passe quelque chose?" lui demanda-t-il.

Un soupir, un haussement d'épaules et un simple hochement de tête furent sa seule réponse.

"Ouais..." lâcha-t-il, résigné.

Valdrigar se mit à pointer quelque chose en contre-bas.

Au loin, l'horizon se perdait dans le brouillard hivernal. Alentours, les sommets des Montagnes Grises disparaissaient dans des nuages bas chargés de neige, qui se laissaient aller tels des navires à l'abandon au gré d'un vent froid et sec, cinglant et implacable. Au pied du mont Frügelhorn gisait un lac désormais gelé, seulement discernable grâce au dénivelé de neige et à la présence d'une importante cascade figée, comme saisie au plus fort de son tumulte.

Ce que désignait Valdrigar était un village. Ses faibles lumières étaient à peine discernables, et Eldilad se douta que Karl, à l'instar des autres humains, ne devait pas être apte à le voir.

"Frügelhoffen, annonça Zauberkünstler. La dernière communauté impériale avant la Maisontaal, et la Bretonnie.

- Le tumulus de Kemmler ne doit plus être loin, dit alors Morga qui avait relevé la tête.

- Certes..." La voix de Karl était absente. "Il doit être quelque-part par là, près du lac. Les anciens avaient l'habitude de situer leurs tumulus près des cours d'eau, et de préférence à flanc de montagne. Fertilité et éternité. Telle était leur foi...

- Que dis-tu de ce monticule là-bas, à cinquante mètres du lac?" demanda Valdrigar.

Karl eut un sourire entendu.

"C'est justement l'endroit que je considérais... Allons. En route. Sirandile, tu pars devant."

L'éclaireur elfe noir acquiesça de la tête.

Zauberkünstler enfourcha son destrier, et tout en en saisissant les rênes, adressa un regard à Umbert, qui était resté impassible et silencieux depuis leur départ tôt ce matin. Celui-ci le fixa un court instant, puis éperonna son cheval avant de se lancer à la suite de Sirandile, déjà loin devant.

Karl mis à part, Umbert était le seul jeteur de sorts de l'expédition. Sa spécialité, proscrite dans l'Empire comme dans la plupart des nations du Vieux Monde, était la Nécromancie. Sa voix caverneuse, son teint livide et son goût pour le morbide en faisaient un individu peu engageant, cynique, distant et froid. Karl n'appréciait guère sa présence dans le groupe, mais elle était nécessaire. Si Kemmler avait disposé quelques défenses en son repaire, ce dont personne ne doutait, Umbert serait peut-être le seul à pouvoir s'en occuper. De toutes façons, Karl n'ayant aucune notion de Nécromancie, la mission que leur avait imposé Magister Bösertig ne pouvait être accomplie sans lui.

"Fritz! Dis à tes copains flémards qu'on a de la route, et qu'il vaudrait mieux pour eux que je ne vienne pas les chercher! cria Valdrigar.

- Espèce de... grommela Wilhelm.

- Un problème? demanda Karl, irrité.

- Non Magister.

- Alors exécution!"

Le terme que Karl aurait employé pour définir les trois humains qui l'accompagnaient aurait sûrement été 'vermines'. Wilhelm, Nikolaus et Fritz étaient de petits brigands sans avenir que le culte avait pris en charge. Zauberkünstler se demandait si leur nomination en tant que membres de son expédition n'était pas une mise à l'épreuve que lui imposait le culte. Ils n'aimaient pas les Elfes Noirs, et les Elfes Noirs ne les aimaient pas. La situation avait failli dégénérer lorsque Nikolaus avait un peu trop ouvertement parlé des atours de Morina. L'ablation de ses deux incisives supérieures fut la récompense de son insolence. Les femmes elfes noires étaient bien plus hargneuses que les hommes.

C'était une bonne chose que Valdrigar soit là pour mettre de l'ordre dans les rangs. Ce vétéran des guerres de Cothique, Chrace et Tiranoc était un meneur d'hommes, et son 'charisme naturel' -certainement dû au fait qu'il soit albinos- imposait un respect certain. Karl le considérait comme son aide de camp et son bras droit. Et à raison. Ce poste lui allait à ravir, et il savait traiter les récalcitrants.

Le groupe se remit lentement en marche. Sirandile était déjà loin devant. Umbert, comme à son habitude, se tenait à proximité de Morga, ce qui ne plaisait pas forcément à Eldilad. Ce dernier le surveillait du coin de l'œil tout en discutant avec Morina de leurs exploits et de leurs hauts faits d'arme.

Eldilad était un guerrier qui se plaisait à se battre et à voir mourir ses ennemis, surtout s'ils étaient Elfes Sylvains ou Elfes des Mers. Mais ce mercenaire répondait beaucoup plus au profil du vétéran, du soldat de garnison volontaire, dont la beuverie, le pillage, les femmes et la violence sont les seules passions. Le côté sinistre de ce personnage avait pris la forme d'un collier de ficèle grossier duquel pendaient des oreilles ramassées au fil du temps sur les corps de ses victimes. 'Une par corps. Une tradition', expliquait-il en les caressant affectueusement.

Morina, quant à elle, avait le titre de pilleuse de ruines. Ses spécialités étaient le désamorçage des pièges et le crochetage des serrures. Son habileté au combat à la dague en faisait une adversaire redoutable. Elle avait un don tout particulier pour se diriger sous terre, et son ouïe était incroyablement développée. Certes petite pour une Elfe, elle était très agile, et Karl savait qu'il aurait aussi besoin d'elle lorsqu'ils atteindraient le tumulus de Kemmler. Morina était d'ailleurs enthousiaste à l'idée de profaner une antre tant renommée.

Zauberkünstler fut brusquement tiré de ses réflexions par un sifflement strident. Le groupe s'arrêta net.

Sirandile!

En contre-bas, l'elfe noir parti en éclaireur venait de saisir son arbalète à répétition lorsque des rugissements sauvages résonnèrent dans la vallée.

"Des Orques! beugla Wilhelm, Une embuscade!"

Une volée de flèches s'abattit sur le groupe, disparaissant pour la plupart dans la neige ou s'échouant sur des boucliers hâtivement dressés. Le cheval de Morina s'effondra en un hennissement étouffé, entraînant l'elfe noire sur le sol gelé, et la rendant prisonnière du poids de ses flancs raidis.

Karl eut tout juste le temps de tirer son épée avant d'apercevoir une imposante silhouette verdâtre se jeter sur lui depuis le surplomb des rochers. Un mouvement de hanche, un coup tranchant, et l'orque finit sa course dans la neige, le crâne éclaté.

"Avez-vous besoin de mes services, messire? demanda Umbert sur un ton ironique. Sa main droite était environnée d'une aura maladive et blême.

"Restez derrière moi , Umbert, rétorqua Karl. Et gardez vos forces. Vous risquerez d'en avoir besoin.

-A votre guise..."

Le halo disparut.

En un instant, Karl jugea de la situation. Les orques devaient être une quinzaine, tout au plus. Un sourire satisfait aux lèvres, il entreprit de révéler le cristal et de l'utiliser lorsqu'il perçut le bruit d'une course effrénée derrière lui. Calmement, il fit volte face pour découvrir la silhouette hideuse et trapue d'un autre de ces gobelinoïdes à la peau sombre et au regard fiévreux; aux épaules larges et aux armes souillées.

Karl le fixa l'espace d'une seconde.

Iakash!

En un beuglement étranglé, l'orque s'affala de tout son long à deux pieds du destrier du nécromant. Il n'eut jamais le temps de se relever, et encore moins de se rendre compte de ce qui s'était passé.

"Ils ne sont pas là pour piller, déclara Valdrigar. C'est la faim qui les tient."

Umbert resta impassible.

En contre-bas, Sirandile se battait avec toute la hargne qui pouvait l'animer contre deux orques aux râles vaporeux et aux gueules écumantes. Tout à l'arrière de la colonne, Fritz et Wilhelm chargèrent trois gobelinoïdes qui tentaient d'attaquer sur les flancs. Nikolaus, quant à lui, était descendu de cheval, avait tiré son épée et fixait calmement l'orque qui avait surgit des hauteurs, et qui à présent lui faisait face.

Cet orque là avait une carrure bien plus imposante que les autres, et son casque était orné d'une crête orangée démesurée. Une collection de scalps et de barbes pendait mollement à sa ceinture. Son armure était un mélange hétéroclite de pièces de métal récupérées au hasard de rencontres, et son bouclier portait un symbole à l'effigie de deux haches de sang entre-croisées. Probablement le chef des assaillants.

Sans jamais quitter son adversaire des yeux, Nikolaus fit lentement tournoyer son arme devant lui, en l'attente d'un assaut décisif. L'orque semblait se prêter assez bien au jeu. Les crocs découverts, le souffle rauque, il s'approcha doucement de cet humain qui semblait si sûr de lui, qui ne montrait pas sa peur et qui méritait de périr rapidement. L'orque abandonna son bouclier et son glaive pour saisir l'épée à deux mains qu'il portait sur le dos. Son tranchant eut un reflet métallique singulier et froid.

Nikolaus se mit en garde.

L'orque dressa respectueusement sa lame avant de pointer son adversaire. L'humain afficha un sourire narquois. Il faisait tranquillement travailler ses glandes salivaires. En un hurlement assourdissant, le chef gobelinoïde s'élança sur Nikolaus. Ce dernier attendit le bon moment pour cracher son mucus corrosif. L'épais jet verdâtre frappa l'assaillant en plein visage.

La surprise fut totale. De douleur, l'orque laissa choir son arme derrière lui. Ses gestes pour tenter d'essuyer les extraits de sécrétions qui le faisaient tant souffrir étaient dérisoires et vains. Aveugle, cet orque serait une proie facile.

Nikolaus empoigna son arme plus fermement et frappa. Les cris de l'orque résonnèrent dans la vallée. Mais ces cris étaient plus des cris de colère que des cris de douleur. Peut-être par réflexe, le chef gobelinoïde asséna un coup de poing magistral qui vint heurter Nikolaus en plein visage. La vision brouillée, ce dernier ne put prévenir le coup de pied qui suivit. Ce coup aurait été inoffensif si la botte ferrée n'avait pas été cloutée.

Incrédule, Nikolaus contempla la multitude d'orifices qui lui ponctuaient l'abdomen, juste au dessous de la cage thoracique. Haletant, il s'effondra dans la neige. Jamais il n'aurait pensé que de si petits trous auraient pu le faire souffrir autant. Non loin de lui, les cris de l'orque baissaient en intensité, pour ne devenir que des râles essoufflés. Nikolaus lança un regard plaintif autour de lui.

La plupart de ses compagnons étaient afférés à dérouter les orques. Lise et Eva étaient restées en retrait, et le regardaient intensément. Ces deux là n'avaient rien d'humain. A présent, Nikolaus en était sûr. Elles étaient restées silencieuses et discrètes tout au long du voyage, toujours à deux pas de Karl, comme deux animaux domestiques, comme deux chiens de garde. Le pire était qu'elles parvenaient très bien à se faire oublier. Même Karl sursautait parfois à leur présence. Dans le groupe, tout le monde les craignait. Fritz était persuadé qu'elles étaient possédées, ou quelque chose comme cela. Ce qui était sûr, c'était que personne ne leur faisait confiance. Mais dans la situation dans laquelle il était, Nikolaus n'avait pas de scrupules à avoir, et il aurait volontairement fait confiance à n'importe qui. Il tendit péniblement une main en leur direction en les appelant par leurs noms. Les deux jeunes femmes se regardèrent d'un air entendu, ronronnant presque. Elles ne bougèrent pas d'un pouce.

Derrière lui, Nikolaus entendit des pas crisser dans la neige. Des pas rapides. Il se retourna péniblement.

"Ah... Fritz... Je suis blessé, lâcha Nikolaus, soulagé. Les orques?

-En fuite, Nikolaus. En fuite."

Fritz s'accroupit aux côtés de l'orque et entreprit de le dépouiller de ses richesses.

"Fritz... Qu'est-ce que tu fais, bon sang? J'suis blessé...

-T'inquiète pas, je vais m'occuper de toi."

Le butin s'avéra maigre: Une dague de faction elfe, trois Couronnes d'or et une douzaine de pistoles. Après un examen sommaire, Fritz se rendit compte que tout ce qui était digne d'intérêt venait d'être récolté. Il tourna son attention vers Nikolaus. Il se tenait le ventre avec les deux mains, et le sang qu'il perdait avait en partie fondu la neige qui l'environnait. Il tremblait. De froid, peut-être.

"T'as mal? demanda fritz.

-Ouais... Il m'a pas loupé, celui là. Dis moi, je l'ai tué?

-Il est froid comme une pierre."

Fritz sortit la dague elfique de sa gaine et déchira d'un coup sec la tunique du blessé. Il lâcha un soupir contrarié. Il regarda rapidement autour de lui. Les autres étaient à la poursuite des orques. Lise et Eva avaient disparu.

"Tu crois que c'est grave, demanda Nikolaus.

-Non. Cette blessure n'est pas fatale."

Un mouvement rapide, et le cœur de Nikolaus fut transpercé par la nouvelle dague de son ancien compagnon.

"Fritz! beugla Wilhelm qui revenait. Fritz! qu'est-ce que t'as fait!

-La ferme, toi, ou je donne pas cher de ta peau."

Fritz attendit que Wilhelm soit à sa hauteur pour poursuivre.

"On a besoin d'argent. Il allait crever de toutes manières, et j'ai pas envie que Karl récupère son or.

-Bon, dépêche-toi. Et partons avant qu'ils ne reviennent.", dit Wilhelm.

Il retourna le corps de Nikolaus à la recherche de sa bourse. Quelques secondes plus tard, il comptait le prix de son coup de poignard.

"Combien?"

Les deux humains sursautèrent à l'interpellation. Eldilad marchait en leur direction à grandes enjambées. Son épée, toujours dans sa main droite, était souillée de sang vert. Il s'arrêta à quatre mètres des pilleurs.

"Alors, vermines, on détrousse ses petits copains?

-Tire toi de là, l'elfe, ou t'auras affaire à moi", rétorqua Fritz.

Wilhelm marqua deux pas en arrière. Il était visiblement paniqué.

"Des menaces, l'humain? est-ce que tu sais au moins à qui tu parles?

-Sale bâtard! Je vais enfin pouvoir te clouer le bec une bonne fois pour toutes!

-J'aimerais voir ça."

Il se mit en garde.

"Je suis votre homme, monsieur."

-Eldilad!"

C'était la voix de Valdrigar. Un hennissement se fit entendre. Karl et les autres étaient de retour. Sirandile avait le bras droit bandé.

"Wilhelm, reprit Karl, que se passe-t-il?"

C'est Eldilad qui répondit, sans détourner son regard de l'humain qui lui faisait affront.

"Ces deux crapules détroussaient le corps de Nikolaus. Je crois qu'ils parlaient désertion."

Sans un mot, Karl descendit de cheval. Il s'approcha de la scène pour découvrir les cadavres de Nikolaus et de l'orque. La blessure au cœur et la dague elfique ne manquèrent pas d'attirer son attention. Sans considérer les belligérants, Karl s'adressa à Wilhelm.

"Qui a tué Nikolaus, Wilhelm?"

Ce dernier se mit à baragouiner quelque chose comme je sais pas. Le sceptre du chef de l'expédition se mit à luire faiblement. Il réitéra sa question.

"F-Fr-Fritz, monseigneur.

-Karl, non, c'..." commença Fritz.

Il n'eut jamais le temps de finir. Son dernier souffle mourut sur la lame de l'épée qui venait de le transpercer.

Karl rengaina son arme.

"Wilhelm n'aurait jamais déserté. Il nous est fidèle. N'est-ce pas, Wilhelm?

-Ou-ou-oui, Magister.

-Bien, alors tout est en ordre. Eldilad, un conseil: ne t'avises jamais de sanctionner qui que ce soit dans ce groupe. Umbert, vous jetterez un coup d'œil sur la blessure de Morina quand nous serons arrivés. Allons, en route. La nuit va bientôt tomber."


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