Source : Mondes Persistants - par Iodrigar Iavas, proposé par Imrahil.
« Cela faisait deux jours que le temps s'était calmé, et près de trois semaines qu'ils avaient quitté Frügelhofen. Cet après-midi, le ciel était dégagé. Un soleil stérile régnait en maître absolu au-dessus des Montagnes Grises. Une brise glacée caressait de temps en temps la piste qui menait à la Passe Montdidier, et chuchotait l'hiver entre les sapins qui peuplaient les hauteurs de ces régions.
Eldilad ouvrait la marche. Valdrigar scrutait les environs alors qu'Umbert et Morga continuaient leurs études. Karl commençait à maîtriser les arcanes nécromantiques. En dépit de tout, Umbert s'avérait être un bon professeur, à la fois rigoureux et patient, méthodique et passionné. Malgré son caractère asocial, le fait de partager ses connaissances éveillait en lui un côté qualifiable presque de convivial. L'apprentissage s'effectuait tous les soirs. Karl apprenait vite. Très vite. Au cours des trajets, il se remémorait les détails des leçons de la veille, jusqu'à ce que toutes les notions et les nuances lui parussent claires. A l'occasion, il posait les questions auxquelles il ne trouvait pas de réponse. Umbert se faisait une joie d'y répondre. C'était en quelque sorte étaler son savoir et rappeler à l'ensemble du groupe que lui, Umbert, était le mentor de Karl Zauberkünstler.
Morina et Sirandile étaient complètement remis de leurs blessures. Les attentions de Morga n'y étaient pas étrangères, loin de là. Répondant aux ordres de Magister Zauberlich, elle avait deux semaines durant préparé des onguents à base de plantes séchées qu'elle avait acheté à Nuln à un membre du culte. La mixture avait fait des merveilles, au point d'effacer les cicatrices des blessés.
Sirandile devait être quelque part à un kilomètre en aval du groupe, en reconnaissance. Morina, quant à elle, se tenait à la droite de Wilhelm, qui avait unanimement été désigné pour conduire l'attelage.
Lise et Eva ne quittaient pas Karl d'une semelle. Leur présence ne semblait pas l'incommoder. Au contraire. Elles étaient en permanence sur le qui-vive, épiant et surveillant les moindres recoins obscurs des environs. En plus d'un mois de voyage, elles n'avaient toujours pas dit un mot, ce qui éveillait les soupçons de l'ensemble des membres du groupe. Mais personne n'osait rien dire. Elles avaient toutes deux une affinité certaine pour le chef de l'expédition, et induisaient un sentiment de malaise surnaturel et dérangeant.
Leur route serpentait infiniment le long d'un flanc de montagne boisé, pour se perdre au détour d'un piton rocheux juste un peu plus grand que les autres. Devant eux, les montagnes de la Passe Montdidier étaient comme un mur de pierre infranchissable aux dimensions colossales. Encore une semaine de voyage, et ils atteindraient Kreutzhoffen.
Soudain, une silhouette surgit de derrière le piton rocheux. Sirandile. Il s'arrêta net pour leur faire signe qu'il avait repéré quelque chose. Curieusement, il désignait le ciel.
Tout à coup, un cri inhumain déchira le silence! Un cri terrifiant! Karl dressa la tête. Une créature au corps de lion, au visage presque humain, ailée et dotée d'une queue de scorpion venait de jaillir depuis une corniche et fondaient sur eux en une chute contrôlée! Sans perdre une seconde, Karl tira son épée.
Trop tard! le monstre venait de frapper!
Le Liber Mortis échoua dans la neige.
Hurlant toute son horreur, Umbert fixait, incrédule, le sang qui jaillissait du moignon de son bras droit fraîchement amputé au-dessus du coude, emporté par la gueule de la bête. Celle-ci reprit de l'altitude pour se donner de l'élan. Il fallait agir vite. Morga se précipita sur Umbert qui se tortillait dans tous les sens pour essayer de stopper l'hémorragie. Valdrigar saisit son arbalète à répétition. Il la chargea hâtivement et mit en joue la créature alors qu'elle modifiait son cap pour un nouvel assaut. Eldilad avait empoigné son sabre et attendait patiemment le retour du monstre. Quant à Morina, elle battait des pieds et des mains aux côtés de Wilhelm pour calmer les chevaux, affolés par l'odeur et les hurlements de la manticore. Celle-ci battit des ailes pour prendre de la vitesse. Queue dressée et serres acérées, elle fondit de nouveau sur le groupe.
Valdrigar tira!
Manquée, de justesse.
Telle un courant d'air, elle passa au-dessus du chariot, frappa Valdrigar et repartit dans les airs. L'elfe noir fut désarçonné. Son plastron avait dégusté, mais il n'était pas blessé. Juste un peu étourdi par la chute et par la violence du coup.
La manticore les survola un instant, se plaçant hors de portée des tirs. Elle étudiait le groupe. Le bras de Umbert avait ravivé sa faim, et ne la rendait que plus difficilement supportable. Elle avait choisi sa proie: celui qui était tombé de cheval, et qui avait essayé de la tuer! Cette fois-ci, elle l'emporterait avec elle! Elle profita d'un courant d'air ascendant pour se laisser porter quelques secondes de plus, puis réitéra son attaque.
Valdrigar se relevait péniblement. Les chevaux étaient affolés. Son arbalète gisait à quelques mètres de lui. Une fois de plus, le cri assourdissant de la manticore se fit entendre. Il tourna la tête dans sa direction.
Le monstre piquait droit sur lui! En proie à la panique, il prit ses jambes à son coup à la recherche d'un abri quelconque. La créature approchait! Il pouvait sentir son haleine chaude et nauséabonde dans son dos.
Son ombre!
Valdrigar fut projeté sur le sol avec une violence inouïe! Autour de lui, une véritable tempête venait de se lever. La neige tournoyait en un tourbillon confus, l'acculant à terre à deux pas de... la manticore! Celle-ci se débattait pour reprendre son envol. Mais c'était impossible. Le vent était trop fort. A peine déployait-elle les ailes qu'elle était renversée par la tornade qui l'environnait. Dans sa vision troublée, elle put distinguer un individu en armure arborer un objet blanc étincelant.
Karl maintenait fermement le cristal d'air entre ses mains, pointant la créature pour qu'elle ne puisse pas s'échapper de l'étreinte de l'artefact. Il renforça sa concentration afin de modifier la géométrie de la tornade. Le cristal répondit à sa requête instantanément. La rafale de vent prit une forme angulaire impossible pour épargner Valdrigar de ses méfaits. Celui-ci, désorienté, s'éloigna en rampant de la zone apocalyptique.
La manticore n'abandonnait pas. Les serres bien ancrées dans la terre, elle forçait le passage en-dehors de l'aire d'effet du sort.
Eldilad ne se fit pas prier: il lâcha son sabre, saisit son épée à deux mains avant de se ruer sur le monstre. Là encore, même à moins de deux mètres du typhon, le vent ne l'affectait en aucune manière. Il brandit son arme et frappa...
Dans le vide! La manticore, dans un sursaut de vigueur, jaillit hors de la tornade et esquiva le coup, puis bondit en un hurlement de fureur sur l'elfe noir. Celui-ci fit un pas de côté au dernier instant et abattit son arme de plein fouet sur la créature. Sa queue chitineuse fut tranchée sur le coup en une gerbe dégoûtante de mucus jaunâtre, et un rugissement de douleur et de haine résonna entre les sommets enneigés. Affaiblie, mutilée, mais non encore vaincue, la manticore fit volte-face afin de ne se consacrer qu'à celui qui avait réussit à la blesser: Eldilad. Ce dernier ne broncha pas. Il se mit en garde cérémonieusement selon l'éthique des duellistes de Naggarond. La manticore marqua quelques pas, le souffle court, les traits tirés et le regard perçant.
C'est alors que les éclairs frappèrent.
La manticore s'effondra sur le flanc. Surprise, elle ne put prévenir le tranchant de l'épée elfe noire.
Sa vue s'estompait...
Elle respira encore à deux reprises puis se figea définitivement.
* * *
Karl rangea calmement la sacoche qui renfermait l'ensemble de ses ingrédients de sort. Les deux diapasons qu'il venait d'utiliser pour invoquer les éclairs lui manqueraient, mais après tout, il lui en restait encore neuf.
En général, il ne les utilisait qu'en cas d'extrême urgence...
Tout bien considéré, il venait de régler un "cas d'extrême urgence".
Eldilad rengaina son arme.
"Eh ben je crois qu'on l'a eue...", déclara-t-il en s'assurant du bout des bottes que le monstre était bel et bien mort.
Valdrigar se relevait. Il débarrassait encore ses vêtements de la neige dans laquelle il avait échoué lorsque Karl parvint aux côtés de Morgaliel. Il récupéra le Liber Mortis et le rangea précieusement dans ses affaires.
"Umbert?
- Il vient de mourir..." répondit-elle passablement.
Le nécromant gisait à quelques mètres de son cheval. Son sang avait fondu et rougi la neige tout autour de lui. Karl s'accroupit sur sa dépouille. Sans aucun scrupule, il lui trancha la langue et la main qui lui restait. Il allait s'attaquer à la boîte crânienne lorsque Valdrigar l'interrompit:
"Bon sang, Karl, qu'est-ce que tu fais?!"
Karl ne prit pas de soin de dresser le regard.
"Je prélève mes ingrédients de sorts, expliqua-t-il. Vous feriez bien d'en faire autant, ça nous fera gagner un temps précieux. La manticore regorge de composants elle aussi. Il me faut sa langue, sa fourrure, sa queue, sa vessie et son crâne. Allez, au travail."
Karl prit un grand soin à prélever le cerveau et le cœur de son ancien "compagnon de route". Umbert avait commencé à le former aux arts obscurs de la nécromancie. Il finirait sa formation lui-même; il en savait déjà assez. Umbert lui avait enseigné les différents types de composants dont il pourrait avoir besoin pour ses invocations. Le cerveau lui servirait à étendre son contrôle sur les morts-vivants, et le cœur à lui conférer de plus grands pouvoirs. Umbert n'était plus. A présent, il incombait à Karl d'assurer son remplacement, d'assurer la levée des troupes de Torgoch. Lui seul , en effet, savait à présent lire le magikane nécromantique. Il lui faudrait le temps d'apprendre, le temps de maîtriser les sorts étranges de cette magie impie pour comprendre le Liber Mortis. Ensuite, il bénéficierait de la gloire et du respect de ses supérieurs, car il aura mené à bien l'ensemble de la mission sans aucune aide extérieure.
Valdrigar et Eldilad ne furent pas longs à récolter les morceaux de manticore. Ils les emballèrent dans des sacs de toile grossiers avant de les remettre au chef de leur expédition. Celui-ci les rangea précautionneusement dans la carriole avec les autres accessoires de Kemmler. Il ordonna ensuite au groupe de poursuivre la route.
"Mais le corps de Umbert? demanda Wilhelm. On ne va quand-même pas le laisser comme ça. Umbert était un fervent membre du culte.
- Fervant membre du culte? rétorqua Zauberkünstler. Moi, ce que je vois, c'est qu'il s'est attiré les foudres de Tzeentch. S'il était réellement si dévoué à notre cause, Notre Seigneur ne l'aurait pas abandonné à une mort stupide. Il faudra te rendre à l'évidence que Notre Seigneur le Tout Puissant Tzeentch a non seulement voulu qu'il meurt, mais aussi que sa dépouille pourrisse avec la venue du printemps!"
Sur ce, Lise et Eva se dévisagèrent l'une l'autre en un sourire entendu, et le regard trop intense pour être innocent. Apparemment, le discours de Karl ne les avait pas laissées insensibles...
* * *
Le soleil disparaissait lentement derrière eux lorsque le groupe de Zauberkünstler, réduit aux trois-quarts de ses effectifs initiaux, atteint enfin les abords du village de Kreutzhoffen. Ils avaient passé toute une partie de l'hiver dans les montagnes, en proie au froid, aux gelures et à la faim, et la vue d'un lieu civilisé n'était pas pour déplaire à certains.
Sur la route de la Passe Montdidier, ils avaient eu l'occasion de croiser quelques caravanes marchandes en route pour la Bretonnie. Ces commerçants les avaient mis en garde contre les attaques de plus en plus fréquentes de bandes d'orques et de gobelins dans la région. Mais malgré toutes les rumeurs possibles et imaginables, à part la manticore, ils n'avaient pas rencontré d'hostilité sur l'ensemble de leur voyage depuis Frügelhofen. Morina mettait ceci sur le compte de la chance. Karl remerciait secrètement Tzeentch pour sa bienveillance. La Passe des Crocs de l'Hiver n'était plus très loin, et le complexe de la cascade, dans la partie nord de la vallée du Yetzin, serait le lieu idéal pour y établir une base permanente au service du culte des Serpents de Feu.
La nuit tombait rapidement. En contre-bas, au delà de la Forêt Fantôme et des champs du Domaine Weilerberg, les habitants de Kreutzhofen allumaient progressivement leurs lanternes, illuminant petit à petit merveilleusement l'ensemble de la petite bourgade. Mais Kreutzhofen ne fut pas la seule à s'illuminer. A l'est du village, le long de la rivière Sol, des feux de camps perçaient les ténèbres naissantes comme des plaies à la surface d'un corps sain.
"Des militaires, annonça Sirandile. Un demi-millier, il me semble.
-Qu'est-ce qu'ils foutent là?.. se demanda Eldilad à voix haute.
- Ils sont sûrement en campagne d'épuration, déclara Valdrigar. Vous vous souvenez de ce que ce marchand bretonnien nous a dit? Les montagnes de la voûte seraient infestées de gobelinoïdes.
- J'aime pas les Gobs, reprit Eldilad en crachant par terre.
- Ils sont peut-être là pour surveiller la Passe des Crocs de l'Hiver, suggéra Morga. A Nuln j'ai appris que la route des Principautés Frontalières étaient en proie à des brigands et autres bandits de grands chemins.
- Peut-être, en effet Morga, répondit Karl. Mais ils sont peut-être à la recherche d'un groupe de voyageurs suspects, si vous voyez ce que je veux dire. Je crois que quelques uns d'entre nous feraient bien d'aller voir ce qui se passe là bas. Wilhelm, Morina, vous venez avec moi. Vous autres, récupérez la charrette. Vous contournerez Kreutzhofen par le sud. Attendez-nous à trois kilomètres du village, sur la route de la Passe. Et tâchez de ne pas vous faire repérer.
- Bien magister."
Les Serpents de Feu obtempérèrent sur le champ. Zauberkünstler, Morina et Wilhelm allaient se séparer des autres quand Eldilad prit la parole.
"Dis moi, Karl. T'oublieras pas le cognac, hein?"
Magister Zauberlich se mit à rire.
"Non. Ne t'inquiètes pas pour ça!
- Alors je boirai à ta santé!"
Et ils se séparèrent.
Morina et Wilhelm progressaient aux côtés de Karl silencieusement. A quelques dizaines de mètres de Kreutzhofen, des militaires allaient et venaient, suivant la danse traditionnelle et lascive des patrouilles de gardes.
Machinalement, Morina resserra un peu plus sa capuche sur ses oreilles, les yeux dans le vide.
"Il me vient une impression étrange, reprit Karl pour lui-même. L'impression que ces soldats ne sont pas venus pour des gobs. J'ai le sentiment qu'ils sont venus pour nous..." »