Source : Mondes Persistants - par Iodrigar Iavas, proposé par Imrahil.
« Dans l'ombre, trois individus, appuyés sur d'imposants bâtons de marche torturés, progressaient inexorablement sur la route neigeuse qui menait au mont Frügelhorn. Leurs lourds manteaux de bure terre de sienne leur donnaient un aspect religieux, et maintenaient leurs visages dans de constantes ténèbres. Le plus petit, un nain, ouvrait la marche.
Sans un mot, il s'arrêta net, l'attention retenue par une zone abondamment piétinée. Il empoigna son bâton plus fermement, puis marcha d'un pas pressé jusque là. Les autres le suivirent cérémonieusement. Le nain s'accroupit pour étudier les empreintes de chevaux et de bottes qui se mêlaient en une fresque confuse. Près de la paroi rocheuse, la neige avait été creusée en une surface circulaire. Au fond du trou, des cendres. Le nain se redressa lentement.
"Mes frères, notre Seigneur nous fait signe, dit-il solennellement. Nos ennemis ont passé la nuit ici.
_ Ont ils encore beaucoup d'avance sur nous, mon frère?" demanda l'un de ses acolytes.
Le nain saisit un peu de cendre et passa ses doigts dans quelques empreintes.
"De moins en moins. Une journée, tout au plus."
Ses compagnons se consultèrent brièvement, se félicitant des progrès effectués depuis le début de leur voyage. Puis l'un d'eux de déclarer d'une voix forte, tourné vers le nord:
"O Seigneur. Nous acceptons ta mise à l'épreuve. En ton nom, nous marcherons sans connaître de répis, guidés par la foi inébranlable qui fait de nous tes plus dévoués serviteurs. Et tu connaîtras des épreuves qu'il te faudra surmonter avec valeur, car à l'heure du jugement seuls les justes seront reconnus, et de mes adorateurs, les plus fervants connaîtrons l'immortalité et le pouvoir suprême.
_ Gloire à notre Seigneur!", reprit le nain tout en caressant affectueusement une tête réduite qu'il venait de sortir d'un repli de sa toge.
Elle avait une teinte maladive et était affreusement boursouflée, comme victime d'horribles infections qui en avaient tendu la peau jusqu'à la limite de la rupture. Malgré le froid, plusieurs mouches tournoyaient en permanence autour de ce sinistre trophée, et se régalaient parfois d'un épais liquide jaunâtre, visqueux, purulent, qui suintait de temps en temps des orifices nasaux mal condamnés par des lanières de cuir à l'évidence trop grossières.
"Tes ennemis connaîtrons ton courroux et deviendront bientôt tes plus vils esclaves", promit-il à voix basse.
Le nain en tête, les frères reprirent alors leur route, entonnant des cantiques obscures articulés selon des accents gutturaux, et des mélodies étranges.
* * *
Les corps de Nikolaus et de Fritz furent sommairement ensevelis sous la neige. Tout ce qui était récupérable devint propriété du groupe. Dix minutes après la mort de Fritz, les membres de l'expédition étaient de nouveau en route pour la vallée qu'ils dominaient. L'air était de plus en plus froid et humide, ce qui ne présageait rien de bon. Comme l'avait dit Valdrigar, les orques qu'ils venaient d'affronter étaient affamés. Mais l'inquiétude d'Umbert résidait dans le fait que les orques n'étaient pas les créatures au ventre vide les plus dangereuses qui rôdaient dans ces montagnes. C'est peut-être cette idée qui poussait le groupe sur cette route accidentée à une allure soutenue.
La nuit tomba rapidement. A la lumière des torches, l'expédition se fraya un chemin jusqu'aux bords du lac gelé. Le monticule qu'ils avaient repéré depuis les hauteurs n'était plus très loin -deux cents mètres à peine- mais Karl donna l'ordre d'installer le campement à proximité de la cascade figée, afin que les blessés puissent bénéficier du peu d'abri qu'offrait la paroi rocheuse. Wilhelm et Sirandile s'y installèrent. Ils avaient besoin de repos. C'était aussi le cas des autres, mais le temps jouait contre eux. Sans plus attendre, Karl somma Umbert et le reste des elfes de le suivre jusqu'au tumulus. Lise et Eva garderaient le camp.
Le groupe arriva bientôt sur le site.
"L'entrée du tumulus de Kemmler doit être quelque part là-dessous, Karl", annonça Morga sur un ton morne.
Karl contemplait l'étendue neigeuse sans la moindre émotion. Au moyen de l'ancien bâton de culte de Mathilda, qui lui avait été remis à Nuln après la perte de la prêtresse, il sonda brièvement la neige. Il ne répondit pas.
"Il va falloir creuser", dit alors Morina qui avait déjà sorti sa pelle. Sans attendre les autres, elle entreprit de se mettre à la tâche lorsque la voix solennelle de Zauberkünstler, enfin sorti de sa léthargie, l'interrompit.
"Non... Ecarte-toi, Morina. Ecartez-vous tous. Tenez vous à distance."
Morina rejoint les autres. Eldilad allait prendre la parole mais Valdrigar lui fit signe de renoncer, et même de reculer. Le groupe dut se retirer sur une bonne vingtaine de mètres avant que Karl fut enfin satisfait.
Presque nonchalamment, Magister Zauberlich sortit de son sac un objet cristallin blanchâtre compliqué aux multiples facettes, à la surface desquelles avaient été gravés des symboles déroutants et indescriptibles parce que changeants. Il semblait constitué de multiples pyramides accolées les unes aux autres en une structure annulaire, mais très anguleuse.
Karl ôta son casque cérémonieusement avant de ramener l'objet tout contre lui, au niveau du sternum, ses majeurs sur deux saillies et ses pouces sur deux autres. Son visage balayé par la brise hivernale trahissait une concentration certaine.
A mi-voix, à peine audible, Karl Zauberkünstler entama alors une litanie répétitive, gutturale et primitive, qu'on aurait dit jaillie de la nuit des temps.
Le cristal sembla lui répondre en une faible lueur froide.
Une brise irréelle balaya soudainement la plaine.
Instinctivement, les elfes noirs et Umbert marquèrent plusieurs pas vers l'arrière, emprunts d'une angoisse inexpliquée et grandissante.
"Qu'est-ce que ça veut dire? demanda Valdrigar. Umbert, que se passe-t-il?"
Umbert était trop subjugué pour lui donner réplique. La puissance de Karl n'avait de cesse de s'intensifier, pour devenir presque palpable. La lumière du cristal devint presque tangible, aveuglante, alors que les runes qui le recouvraient avaient pris un aspect bleuté, glacial. Les palabres de Karl se changèrent en cris à peine articulés, et comme pour obéir à la terrible invocation, le tonnerre gronda, le vent hurla sa réticente à répondre à l'appel pourtant irrésistible; et dans sa colère, la brise devint bourrasque, puis tornade à la puissance redoutable, soulevant et dispersant l'épaisse couche de neige qui recouvrait la tombe, Magister en son centre, les yeux scintillants, tel un phare au cœur de la tempête.
Les compagnons de Karl eurent l'instinct de se mettre à couvert, mais ils durent constater que le typhon ne les atteignait pas malgré leur proximité, et ne purent que rester là à contempler, sidérés, le déchaînement titanesque des éléments qui se manifestait devant eux.
Puis plus rien. Plus rien qu'un écho d'orage, au loin, par delà les montagnes.
Après un moment perturbé seulement par une légère chute de neige, Umbert put enfin articuler sa stupéfaction:
"Le cristal d'air... lâcha-t-il.
_C'est impossible, rétorqua Morga. Le cristal a été perdu il y a des siècles pendant les guerres gobelines!
_Le cristal d'air? demanda Eldilad. Jamais entendu parlé.
_Ca ne m'étonne qu'à moitié, rétorqua Morina.
_La ferme, toi.
_Il y a plus de mille ans, commença Umbert, les maîtres des runes nains de Kadar Kadrin investirent quatre joyaux inestimables de pouvoirs colossaux, d'une puissance aujourd'hui encore inégalée, étroitement liée aux éléments naturels.
_A chacune de ces quatre pierres fut alloué l'essence de l'un des quatre éléments, reprit Morga. Mais les pouvoirs incommensurables de ces cristaux échappèrent au contrôle de leurs créateurs, et notre Seigneur le tout puissant Tzeentch, Maître des Arcanes Magiques, pervertit leurs "pieuses" natures pour en faire des instruments aléatoires et incontrôlables. Il est dit que Tzeentch lui même a fait naître des espoirs de toute puissance dans les faibles esprits de ces nains pour que soit accomplie la plus grande de ses oeuvres.
_Karl en détient un à présent. Il est Maître de l'Air. Je comprends à présent pourquoi Rotgardt le craignait."
Sur un signe de Karl, tous se rapprochèrent de la zone dégagée.
La puissance du cristal avait révélé l'entrée du tumulus, scellée par une dalle de granit aux dimensions modestes sur laquelle avait été gravée une inscription abîmée. Elle semblait avoir été posée à même le sol, comme laissée là parce prise dans la rocaille. Umbert la nettoya sommairement, et parvint à rendre sa surface lisible:
"Ici meurt la mort..."expira-t-il.
Les elfes se regardèrent en silence.
"Eldilad, reprit Karl au bout d'un moment.
_Oui?
- Il lui jeta une barre de fer dans les mains.-
_Au travail..."
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